PARCE QUE LE TEMPS FILE, LE TEMPS N'ATTEND PERSONNE.

peut-on jamais savoir par où commence et quand finit l'indifférence ?

Parce qu'on l'aura trop dit. Que la roue tourne et que tout est éphémère. La joie, la misère. Tu sais rien ne vit en nous pour toujours. Pas même les sourires, pas même l'amour. Une bénédiction pour sa famille, c'est ce que l'on a dit d'elle lorsque sa mère l'a tenue pour la première fois dans ses bras. Un accouchement à la maison, naturel, en communion avec la tradition et l'éternel. Troisième enfant d'une famille déjà tourmentée par les tracas, Ona Gabrielle est un ange tombé du ciel. Son grand frère, Luis, s'agrippe à la toile du sofa sur lequel est assise sa mère. "Mère."  Luis a cinq ans, Luis est déjà grand. Luis lui dit maman. Mais maman, mon ange, ce n'est pas celle qui te prend dans ses bras le soir et qui te caresse les cheveux avant que tu ne t'endormes. Maman, c'est celle qui range ta chambre, nettoie la salle de bain et prépare vos repas. Tu sais, la dame qui vous observe du coin d'oeil de tout là-bas. Sa grande sœur, Laìna, a les fesses par terre et compte sur ses doigts. Laìna a deux ans, Laìna dit papa à celui qui ne l'est pas. Ce monsieur charmant qui vient tailler vos haies et arroser vos plantes deux fois par semaine, voilà qui est papa. Et toi Ona ? Ona, c'est celle sur qui la bonne étoile a décidé de s'attarder, celle qui a la chance d'avoir ses deux vrais parents. Ona gazouille déjà et Ona ne le sait pas. Toute la famille prie pour bénir cette nouvelle venue, comme à chaque fois qu'un enfant arrive parmi les siens. Comme ils l'ont fait pour Luis, comme ils l'ont fait pour Laìna. Mais, pour une fois, cette naissance n'est pas entourée d'une aura de scandale, d'agitement. Cette fois, chacun est calme, ou tente de l'être. Comme si cette venue espérée pouvait venir recoller les morceaux d'une histoire déjà fissurée.

❝ les temps sont durs pour les rêveurs.

Devant son miroir, Ona tourne, virevolte au son de la musique. Son sourire ne quitte pas ses lèvres ; elle est prête. Prête à entrer dans la cour des grands. Et comment. Ona a seize ans, Ona sort pour la première fois. Ses parents l'ont accepté, ce soir elle pourra faire comme les autres. Faire la fête. Pas trop, juste un peu. Où sont passés les préceptes catholiques et son éducation stricte, elle ne le sait pas. Elle ne veut pas le savoir ; elle s'en fiche. Elle se sent grandir, devenir femme. C'est si peu mais tellement trop déjà. L'innocence qui lui colle à la peau, qu'elle se démène à arracher de ses mains nues, la quittera ce soir, pour ne plus la suivre que comme une ombre menaçante. Ona partira de chez elle une, et reviendra deux. Deux à la fois. C'est sans le savoir qu'elle laissera dans la demeure de son amie, naïveté, virginité, son air chérubin aussi. Une première et unique bêtise indélébile qui la marquera à vie. Qui l'emmènera au couvent, où elle sera contrainte de se cacher neuf mois durant. En ville déjà l'on annonce que Maria Casarei attend un quatrième heureux évènement. Nul ne le sait mais c'est Ona qui porte cet enfant. Nora, ma petite Nora, c'est le prénom que l'on te donne. Bienvenue dans la famille.

car la vie ne vaut d'être vécue sans amour, mais c'est vous qui l'avez voulu, mon amour.

Toutes ces choses que l'on ne s'est pas dites. Ces mensonges, ces secrets. Ces murmures ignorants dans la ville. La rumeur court mais nul ne sait la vérité, la rumeur court qu'Ona serait de retour. Deux ans passés au couvent. Deux ans à se donner corps et âme à la religion. Une punition aux yeux de Ona, une bénédiction aux yeux de sa mère pour celle qui a trop péché. La jeune femme en sort changée, grandie. Apaisée, peut-être, déterminée, sans l'ombre d'un doute. Deux ans et Ona va enfin pouvoir rencontrer sa fille. Le fruit de ses entrailles, celle à qui elle a donné la vie. Celle qui a grandi sans et loin d'elle. D'une douceur abusive elle lui caresse les cheveux. « Grande sœur est là. » Nora n'a jamais vu grande sœur. Grande sœur qui est Maman mais qui ne l'est pas à la fois. Elle ne le sait pas. Un jour, peut-être, sans doute. Un jour lointain c'est certain ; elle saura.

❝ oh, je voudrais tant que tu te souviennes, cette chanson était la tienne. c'était ta préférée, je crois.

C'est dans la musique que Ona s'épanouit. Au couvent, son seul échappatoire sont ses vocalises. Les notes qu'elle chantait au détour d'un couloir pour mettre un peu de gaieté dans son quotidien répétitif et morne. On l'a sermonnée, plusieurs fois, ça oui, de nombreuses. On ne chante pas dans la maison de dieu, tu comprends ça, hein dis, tu comprends ? Tu fermes les yeux, joins tes mains et tu pries. Ça suffit, d'accord ? Mais, seule, jamais Ona ne s'en prive. Quelques sons échappés de sa bouche et déjà la vie est plus belle. Un don qu'on lui a offert à sa naissance, sans doute. Un don qu'elle s'efforce de parfaire, en assistant à de nombreux cours toutes les semaines. Si bien qu'un jour un producteur la repère, apprécie sa voix, et lui fait signer un contrat. Rien d'exhorbitant, mais c'est déjà suffisant, pour le moment. Ona se défoule dans la musique, pop, acidulée mais textes acérés, son empreinte est là, bien à elle. Chansons légères si l'on n'y prête pas attention, mais bien plus lourdes de sens et d'esprit si l'on tend l'oreille. On reconnaît ses mélodies et ses phrases, peu à peu elle définit son style à sa manière. Ona chante de plus en plus régulièrement devant un public restreint mais qui forme petit à petit un petit groupe de fidèles. D'admirateurs, si l'on puis-dire. Un peu, pas beaucoup. Mais quand même. A côté, Ona travaille. Ona est sérieuse et Ona assure son avenir. Mais Ona rêve ; oh, ça oui, elle rêve. Les yeux éveillés elle rêve.

La Dispute.

❝ Tout ça me semble si loin, tout à coup. C'est comme une douleur séchée, des plaques de chagrin sclérosé, un grand soupir assourdi, et le regret, juste, de toutes les jolies choses qu'il nous restait à faire et qu'on ne fera plus.

A l'angle d'une rue, c'est un visage qu'elle reconnait. Qu'elle a trop peu vu ; trop peu mais suffisamment pour que sa mémoire la frappe de plein fouet. Elle le sait, elle le sent, il va venir lui parler. L'aborder. « Quel hasard de se croiser ici. » Quel hasard, oui, il faut dire que la ville est si grande. Non, coïncidence malheureuse ou pas, elle reconnaitrait ce visage entre mille. « Ta fille a les yeux de son père. » Il sourit, il s'esclaffe. Quelque chose qui se froisse en elle. Un murmure et puis, plus rien.

La Séparation.
« On reconnaît le bonheur au bruit qu'il fait quand il s'en va. »