« D'où il sort ce fric, Pio ? » Je garde un si bon souvenir de toi, tes robes chatoyantes, tes cheveux brillants, ton sourire. Ou est-elle, cette femme ? La vie n'a pas été tendre, avec toi. Son départ, qui nous a brisé tous les deux, la mort d'Abel. Le p'tit frère né déjà si proche de la mort. Ça a achevé de te détruire, pas vrai ? « Hein, d'où il sort ? Six mille pesos Pio ! Ça ce n'est pas de moi que ça vient ! » Ta voix déraille, écorchée par la clope et la tequila. Tu bois trop, maman, tu fumes, tu bois, tu traînes ta carcasse décharnée dans tout le bled pour essayer de te faire un peu de blé. Tu fais peur à voir. Pourtant je me souviens, il y a quelques années... Tu étais la plus belle femme du quartier, l'incarnation vivante de la beauté et de la réussite. Tu étais vouée à tellement plus que ça. Et puis mon père est arrivé, tout droit de la belle Italie, a fait brillé un avenir inaccessible, et est parti. Après ça, le désespoir. Un gosse pas très loquace sur les bras, et un deuxième, malade de naissance, voué à crever dans la dizaine qui suivait sa mise au monde. J'sais bien, t'en as bavé. Dans le fond, j'ai toujours voulu t'aider, mais j'ai jamais su comment faire, tu comprends. J'ai trouvé du blé là ou y'en avait, comme je pouvais, parce que j'avais rien d'un ingénieur. « J'ai travaillé m'man, c'est tout » Tu jettes les biftons sur le sol, tremblante. Les larmes guettent, jamais loin. De toute façon, c'est toujours ce qui arrive, dès que je rentre à la maison. « Travaillé, c'est ça. Si tu crois que je ne suis pas au courant de ce que tu fais, Pio, tu te fourres le doigt dans l'oeil » Je m'agite, mal à l'aise. « Si ton père était là ... » La même rengaine, à chaque fois. Je hausse les épaules. A quoi bon, c'est pas comme si tu m'écoutais. T'es tellement dans les vapes que je pourrais te dire n'importe quoi, tu verrais toujours que ton ingrat de fils venu te tourmenter un peu plus. Tu gémis en espagnol, te détournes. conversation's over, son, ya plus rien à ajouter, casse-toi maintenant.

« Eeeeh Pio, comment ça va mec, ça fait un bail » Check, bise, ça a été ces derniers temps, ouais bien et toi. Chemise en soie, lunettes griffées, sourire éclatant à la colgate white. T'inquiètes, je gère, j'ai sorti l'attirail, moi aussi. Je présente bien, fondu dans la masse de jeunes fils à papa. J'fais comme si je sortais du même trou du cul en or que vous, comme si j'avais les moyens de me payer la putain de caisse garée devant la villa. Vous y croyez pas deux secondes, mais vous avez besoin de moi. Après la conversation banale, de mise, les billets changent de mains et je te file ton sachet de poudre, à toi la verte que tu m'avais demandé, à toi la codéine obtenue illégalement. Je fais mon taf, vite et bien. La clientèle est satisfaite. « Merci mec, vas-y, restes un peu avec nous, tu prendras bien un verre, hein ? » On fait comme si, dans l'fond on est p'tetre vraiment amis mais moi j'y crois pas. J'ai appris à n'pas vouloir de ça, à ne compter que sur moi. Jusqu'à maintenant, ça a plutôt bien marché.