« Donc si je te tape dans le ventre t'aura pas mal. » Thomas me regarde avec ses grands yeux ahuris. Il a deux ans de plus que moi et il ne veut pas me croire. Cela fait plusieurs jours que je lui dis la même chose pourtant. Il peut me taper, je n'aurais pas mal. Parce que j'ai des super pouvoirs. Lorsque je tombe, je peux bien me faire un gros bleu ou même saigner, ça ne me fait même pas mal. Une fois même je me suis mordue la lèvre jusqu'au sang et je ne m'en suis même pas rendu compte, c'est la maîtresse qui m'a demandé d'arrêter parce que selon elle j'étais en train de me faire mal. Mais se faire mal, je ne sais même pas ce que cela veut dire. Moi je m'amuse, c'est tout. Des fois c'est vrai, j'ai un peu de sang sur les genoux, mais ce n'est rien, je peux quand même continuer à jouer. Alors que les autres enfants eux ils pleurent et ils veulent voir leurs mamans. Je trouve que ce sont des bébés. Enfin. Je regarde Thomas et lève les yeux au ciel. « Tape moi et tu verras ! » A force de discuter, un petit groupe c'est formé autour de nous, tout le monde se demande si Thomas va finir par me frapper ou pas. J'aimerais bien qu'il le fasse parce que ça prouverait à tout le monde que je ne suis pas une menteuse et que j'ai vraiment pas mal quand on me tape. Pourtant, il semble hésiter. « Bon alors tu frappes ou pas ? » Il me regarde encore un instant et finis par me donner un énorme coup de poing dans le ventre. Il est allé si fort que je finis par tomber sur les fesses. La maîtresse nous a vu et elle arrive en courant alors que je suis tranquillement en train de me lever un petit sourire sur les lèvres. « Mais Thomas ça ne va pas de frapper Ninon comme ça ?! » « Mais maîtresse... » « Non, mais ce n'est pas grave, ça fait pas mal. » L'institutrice pose ses yeux sur moi et je lui offre mon plus beau sourire. Elle a l'air inquiète quand même. Elle me prend par la main et m'emmène à l'infirmerie. Pourtant, je n'ai pas mal et c'est vrai.

Aux fils des années, on a fini par m'apprendre certaines choses. Au final, je n'ai pas de super pouvoirs. Non, juste une maladie bizarre. Une analgésie congénitale autrement dit mon corps est incapable de ressentir la douleur. Je pourrais me prendre une balle que cela ne me ferait même pas grimacer. Cela semble super, mais cela n'est pas du tout. Parce que justement, je suis incapable de savoir quand j'ai mal. Je peux rester avec une brûlure ou une fracture pendant jours et cela sans m'en rendre compte. D'ailleurs tout cela me vaut de nombreux séjours à l'hôpital. C'est à l'hôpital universitaire de Bordeaux que j'ai finis par faire la connaissance de Vincent. J'attendais aux urgences et je l'ai entendu faire le fier parce qu'il venait de récupérer une dizaine de points de sutures. Pour moi, ce n'était qu'une broutille. J'en possède déjà une bonne cinquantaine alors que je n'avais que dix-huit ans. Je m'ennuyais alors je suis allée le voir. Je me souviens encore de notre conversation, c'était à celui qui se souviendrait de sa blessure la plus incroyable. Après trois heures de discussion, il a fini par m'avouer qu'il était également atteint d'analgésie congénitale. Pour la première fois de ma vie, je rencontrais quelqu'un comme moi. On est devenu très proche, très rapidement.

« Pourquoi t'a fait ça idiot ! Tu sais qu'on ne doit pas faire de trucs dingues... » Je retiens les larmes qui perlent au coin de mes yeux. Je me mords la lèvre et relève la tête vers Vincent. Après plusieurs semaines, nous avons commencé à sortir ensemble. Je suis littéralement tombée sous son charme. Il est comme moi, on se comprend tous les deux. Ensemble la maladie semble moins réelle, moins dur surtout. Mais voilà... Il y a quelques semaines, Vincent est parti faire du ski avec ses copains. Il n'a rien dit à personne, mais sur place il a fait une chute assez violente. Ses amis ne sont pas au courant de sa maladie, alors lorsqu'il a fini par se relever en disant que tout allait bien, tout le monde à crue au miracle. Mais en tombant il s'est brisé plusieurs côtes et surtout il a endommagé sa rate. Il n'a rien vu, rien senti, bien entendu. Aujourd'hui il est là dans se lit d'hôpital, dans le coma... « Je t'en supplie Vincent ne me laisse pas. » Cela fait déjà trois jours que je lui répète cela, mais Vincent ne se réveille pas. Les médecins ne sont pas confiants, il a attendu trop longtemps pour venir à l'hôpital. Comme à chaque fois, sauf que cette fois sera la fois de trop... Vincent ne se réveillera jamais. Il est mort cette nuit là. Et dans le fond, je suis morte avec lui. Il a été mon premier amour et le seul d'ailleurs. Lui ne me jugeais pas, il comprenait mon petit côté maniaque, mes rituels journaliers pour vérifier que tout va bien. Je le faisais avec lui aussi. Je l'aimais vraiment et il est mort à cause de cette foutue maladie.

« Maman, je vais partir chez Alejandra. Elle m'a trouvé du travail dans une association humanitaire pour les enfants malades. » Ma mère me regarde comme si je venais de lui dire la chose la plus idiote qui soit. « Mais ma chérie... » « Non maman s'il te plaît. Je ne veux pas rester ici. Pas sans Vincent. Je veux aller aider ses enfants et puis découvrir le Mexique aussi. » Je sais que ma maman a confiance en sa soeur, mais je sais également qu'elle ne veut pas me laisser partir. C'est la première fois que je vais quitter la maison. Depuis la mort de Vincent, ma mère a constamment peur pour moi. Elle ne veut pas qu'il m'arrive la même chose. Je suis beaucoup moins casse-cou que ce que pouvait l'être mon petit ami, mais c'est vrai qu'il peut m'arriver la même chose. Malheureusement. Pourtant, je ne changerais pas ma décision, il faut que je quitte la France. Je ne veux plus vivre ici. Il faut que j'aille de l'avant, je ne veux plus me morfondre. J'ai arrêté mes réflexes de vérification et je sais que ma mère s'inquiète à propos de cela. Pourtant, quelques jours après mon annonce, elle est venue me trouver avec un grand sourire sur les lèvres. « J'ai parlé à ta tante, il y a une clinique non loin de chez elle spécialiser sur ta maladie. Je pense que tu pourrais aller les voir non ? » On a longuement étudié la situation toutes les deux et j'ai fini par accepter. Plus pour la rassurer qu'autre chose. Alors, voilà. Huit mois après la mort de l'homme que j'aimais, je m'envole pour Acapulco. Pour démarrer une nouvelle vie.

« Bonjour, je m'appelle Ninon, j'ai vingt ans. Je viens de France et j'ai été diagnostiquée à l'âge de trois ans. » C'est ma première séance à la clinique. On m'a demandé de me présenter à une dizaine d'autres personnes. Ils sont tous atteints du même mal que moi. Je ne pensais pas que nous pouvions être aussi nombreux. La maladie nous a tous affecté d'une manière ou d'une autre. Peu de personnes ici présentes sont âgées. Parce que, les gens atteints d'analgésie congénitale finissent par mourir victime de leurs propre corps. « Bienvenue parmi nous Ninon. » Mon regard se tourne vers l'homme qui vient de prononcer ces quelques mots. Il est vêtu d'une blouse blanche, mais ce n'est pas cela qui me marque le plus. Ce sont ses yeux bleus. Un regard d'acier qui me transcende littéralement. Surprise je secoue quelque peu la tête et finis par m'asseoir sur la chaise qu'il m'indique. Docteur Hempstead. Pendant l'heure qui suit, je resterais dans mon coin, silencieuse. J'observe, j'écoute, mais je ne dis rien. Je n'ai pas envie de me mêler à ces personnes. Je suis là uniquement pour faire plaisir à ma mère. C'est tout.

« Ca alors Ninon Dehaye. Cela fait trois jours que je vous attends à mon cabinet. » Surprise, je sursaute quelque peu et tourne la tête vers le jeune homme qui vient de s'adresser à moi. Il s'agit du Docteur Hempstead. Je lui offre un petit sourire timide et baisse la tête. « Je n'avais pas envie de venir. » « Vous savez que ce n'est pas vraiment négociable. » Oui, je le sais. En entrant dans cette clinique j'ai accepté les règles. C'est à dire venir régulièrement à des rendez-vous pour être sûr que tout va bien. Je suis toujours venue, jusqu'à cette semaine. Parce que depuis trois jours, je n'ai plus envie de rien. C'est le deuxième anniversaire de la mort de Vincent et j'ai du mal à passer ce cap. Une nouvelle fois, je me demande pourquoi je continue à me battre. Je me demande également pourquoi nous n'avons pas découvert cette clinique plus tôt. Cela aurait pu le sauver et il serait encore avec moi. Je relève les yeux vers le médecin et ce dernier prends place à ma table et commande un café. « Vous voudriez en parler ? » Je ne sais pas si j'ai envie de parler de cela. Je ne veux pas qu'il est pitié de moi. Je passe une main sur ma nuque et soupire quelque peu. « Il y a deux ans, j'ai perdu mon petit ami à cause de cette maladie... » Je sais que je n'arriverais pas à en dire plus. Je n'ai jamais parlé de Vincent ici. C'est un sujet tabou pour moi, c'est ce qui me rappelle que la maladie finira toujours par gagner quoiqu'on fasse. Le Docteur pose un regard tendre sur moi et je baisse un peu les yeux. « Je suis désolé Ninon. » Après cela, nous avons longuement discuté tous les deux. Soudainement il n'était plus mon médecin, mais un homme avec qui je pouvais parler librement. J'ai l'impression qu'il me comprend et lorsque son regard se pose sur moi, je me sens étrangement rassurer. Il y a un courant qui passe bien entre nous, c'est certain. Je vois que parfois il s'occupe plus de moi que des autres, mais je suis malade et je ne veux pas m'attacher à lui ou inversement. Parce que moi aussi un jour, je vais finir par mourir sans vraiment m'en rendre compte...